A chaque nouvelle pièce, le chorégraphe Emanuel Gat et ses danseurs composent en commun, improvisent, s’inspirent les uns les autres. Donnant naissance à des pièces intenses et complexes, telle “Story Water”, présentée dans la Cour d’honneur du palais des Papes.
Quand le chorégraphe Emanuel Gat répète à La FabricA, cloître contemporain dédié à la création hors des remparts d’Avignon, l’ambiance n’y est pas tout à fait la même que d’habitude. Un ado surfe sur le Net et une petite fille y taquine les danseurs pendant les pauses. Quand Gat père – 49 ans et une silhouette de sportif – travaille, ses enfants l’accompagnent, naturellement curieux de cette ambiance de création. Julia, 21 ans, l’aînée des cinq, photographe en devenir, l’explique ainsi : « Mon père et ma mère nous ont laissés libres d’observer, d’apprendre et de choisir dans quelle voie s’engager. Nous n’avons pas pour autant poussé comme l’herbe des champs. A 14 ans, par exemple, j’expérimentais déjà ma future filière professionnelle. » Ce libre tutorat en cours dans la famille se retrouve aussi dans le studio du chorégraphe : Emanuel Gat partage avec chacun de ses interprètes, complices magnifiques, une grande part de sa responsabilité. « Je ne fais rien ! »provoque-t-il : ils créent « le matériel » (le geste) quand lui-même donne « les règles du jeu », et compare avec modestie son rôle aux « rives du fleuve » permettant sens et mouvement. De sa version du Sacre du printemps de Stravinsky, épicée par la salsa, en 2004, à Sunny (2016), pulsé par les envolées techno de son ex-danseur Awir Leon, ses pièces sont de longs continuums de corps s’exprimant avec une extraordinaire et sensuelle musicalité.
Cette fois encore, à la fin de la répétition, les danseurs s’assoient en rond autour de lui pour évoquer ce qu’ils viennent de faire. Cela tient sans doute à son histoire, commencée en Israël, bien avant qu’il ne choisisse en 2007 d’installer sa famille en France (à Istres), et de fonder sa compagnie un an plus tard dans cette même ville des Bouches-du-Rhône dont l’appui, au fil d’une trentaine de créations, n’a jamais faibli. Il a alors déjà dix ans de travail dans les jambes. Après l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin, en 1995, le jeune Gat fabrique dans son pays des spectacles engagés, mais décide peu à peu de ne plus prendre de front la question politique : il préfère vivre sur scène son utopie en y créant « une communauté ». En 2018, les onze danseurs, dont la moitié ont cinq à dix ans de compagnonnage au sein de sa compagnie, la Emanuel Gat Dance, semblent toujours cueillir les fruits d’une telle éthique : « J’ai changé ma manière de vivre la danse, confie Michael Löhr, l’un des plus anciens, car on éprouve ici une énorme liberté. Mais Emanuel veille : grâce à ses consignes, nos propositions ne restent jamais dans leur version originale. » Milena Twiehaus, autre lumineuse danseuse, insiste : « Il est très bon pour bâtir un groupe. On s’apprécie, on se regarde, on s’inspire mutuellement. On se colore les uns les autres aussi sans doute, mais sans jamais rester dans nos habitudes. »
“Voir Forsythe a changé ma vie”, Emanuel Gat.
Emanuel Gat a choisi de quitter Israël – où son père d’origine marocaine, ex-étudiant en France, avait même fait partie du Mossad – pour des raisons tout autant artistiques (il désirait un champ plus large) que personnelles : « Je ne voulais pas que mes enfants fassent leur service militaire et participent à un système nationaliste – le sionisme – qui ne signifiait rien pour moi. Regardez aujourd’hui : mes danseurs viennent de sept pays différents ! » Lui est devenu artiste à Tel-Aviv, même s’il est l’un des rares chorégraphes d’origine israélienne à ne pas être issu de la fameuse Batsheva Dance Company, dirigée par le bouillant Ohad Naharin. Mais il y a découvert, comme spectateur, l’art de l’Américain William Forsythe. Un choc, le confortant dans une carrière choisie tardivement, à 23 ans, au détriment d’une première vocation de chef d’orchestre. « Je me posais encore beaucoup de questions. Voir Forsythe a changé ma vie : une grande porte s’est ouverte sur un monde où je me suis senti invité. » Si on lui dit reconnaître dans sa gestuelle toujours poussée aux limites l’influence de ce dernier, il réfute. Mais acquiesce pour les « assemblages », tout en revendiquant aussi son admiration pour Pina Bausch ou Merce Cunningham… Dans Brilliant Corners (2011), fulgurante pièce de groupe sur la musique de Schubert, ou dans Gold (2015), exercice de précision inspiré par les Variations Goldberg de Bach version Gould, son univers est toujours signé : intense intériorité des interprètes, combinaisons complexes des ensembles, le tout animé d’une fluidité inépuisable.
Malgré sa première apparition remarquée au festival d’Uzès en 2004 avec Le Sacre,Gat a été plus vite reconnu à l’étranger (Londres, New York, Anvers) qu’en France, Montpellier Danse (une dizaine de premières en dix ans !) et le Théâtre de la Ville exceptés… Car avant sa « consécration » avignonnaise et son association, la saison prochaine, avec le Théâtre national de Chaillot, il n’a pas toujours rassuré les programmateurs… Le chorégraphe ne livre jamais d’avance le menu de ses spectacles : « Je ne sépare pas répétition et création. J’enchaîne un processus continu, représentations ou pas. Avec les danseurs, on se voit six mois sur douze grâce aux tournées, alors on dialogue, on travaille sans cesse. »
Pour Story Water, donnée dans la Cour d’honneur du palais des Papes, le poème de Rumi (mystique persan du XIIIe siècle) a été l’étincelle plus que la trame. De cette eau fêtée par le poète parce qu’elle transmet au corps, de manière bienveillante, la chaleur du feu, Gat n’a retenu que la transmission d’une sensation. Et fait éprouver à ses interprètes la perception du temps (avant, pendant, après), afin qu’ils incarnent le plus possible l’instant de la représentation même.
“Dans Story Water, le mode d’action des danseurs (tenter, douter, recommencer) éclaire la musique et la rend plus accessible”, Emanuel Gat.
Idée complexe, révélatrice d’un vertige qu’il assume. Comme si, face à la pression que représente Avignon, et à une partition dense et multiple de Pierre Boulez (Dérive 2),jouée en direct par onze musiciens, il trouvait plus intéressant d’ajouter encore une dose de risque… cela n’entamant pas sa sérénité. A mi-parcours des répétitions, Gat et ses danseurs ont enfin trouvé la clé d’entrée à ces variations « hermétiques » tenues sur un même accord, que l’ensemble allemand désirait ardemment jouer. Chacun a préparé une phrase à apprendre aux autres. Répartis en deux groupes, les danseurs combinent ensuite ce langage, afin d’obtenir une petite chorégraphie de deux minutes. Un duo démarre, se transforme en trio ou en quintette, quand l’un performe seul, au premier plan. Ils tâtonnent ensemble. Gat circule parmi eux, l’œil aiguisé. A chaque nouveau top départ, tout change, c’est la consigne. « Ici, le mode d’action des danseurs (tenter, douter, recommencer) éclaire la musique et la rend plus accessible. Voilà le genre de bonne surprise offerte par l’habitude du travail collectif. » A l’arrivée, cette expérience d’écriture chorégraphique en direct représentera vingt-deux minutes sur les quarante-neuf que compte la partition, pièce maîtresse du spectacle où l’on entendra aussi des compositions de Gat lui-même (sans doute drôles) et de la Britannique Rebecca Saunders. Une telle prouesse exige des danseurs une concentration extrême comme une large écoute des autres. En répétition, le rendu était – déjà – saisissant…
A voir : Story Water, d’Emanuel Gat, avec l’Ensemble Modern, du 19 au 23 juillet, Festival d’Avignon ; du 10 au 13 janvier 2019 au Théâtre national de Chaillot, Paris 16.