Transe à grande vitesse
Sur le son pop eighties de Tears for Fears, LOVETRAIN2020 d'EMANUEL GAT célèbre les corps déconfinés et échappe au passage à la morosité ambiante par l’exaltation dansée.
LOVETRAIN2020 COMMENCE PAR UNE FIN POSSIBLE, DES DANSEUREUSES PLONGÉ ES DANS LA BRUME artificielle dont seules les silhouettes se détachent. A peine commencé et déjà fini cet opus d’Emanuel Gat? Pas si vite. En imaginant une comédie musicale pour temps incertains aux références pop très eighties, le chorégraphe va à rebours de la morosité ambiante. Créée entre deux confinements à Montpellier en octobre dernier, reprise pour une seule date professionnelle au Théâtre de Chaillot début avril, la pièce amorce une course folle emportant tout sur son passage. Gat semble avoir concentré le meilleur de ses recherches chorégraphiques : travail du détail, visages grimaçants ou jeux de main, esprit du collectif, calligraphie gestuelle en solo. Comme encombrée des costumes à superposition de Thomas Bradley, la troupe pratique une sorte de surplace dans les dix premières minutes. Il faudra attendre le premier tube de Tears for Fears, Pale Shelter, pour voir ce train prendre de la vitesse. Les interprètes aligné-es et drapé-es renvoient à la statuaire antique avant de (re)prendre vie. Allégorie qui ne dit pas son nom de ces confinements où les corps à l’arrêt ont tenté d’apprivoiser l’espace. Peu à peu, la chorégraphie voit plus large, puisant aux danses urbaines - voguing en tête - comme au classique dans un grand mix euphorisant. Surtout, Emanuel Gat laisse libre cours à son imagination dans un ensemble de solos, de duos et de quatuors. Il y a ces portés comme suspendus dans l’air du théâtre, ce pas de quatre enchaîné, ces regards éperdus. Quatorze solistes enfin réuni-es - restriction oblige, deux danseurs israéliens n’étaient pas de la création. Les chansons de Tears for Fears, véritable usine à tubes, sont la bande-son idéale, quoique parfois trop présente. Le chorégraphe a heureusement ménagé des silences comme des ruptures. Pour le reste, la danse se glisse dans des interstices de lumière ou des pans de toile découpant le fond de scène. La danse contemporaine a peu pratiqué le terrain de la pop. On garde en mémoire l’univers de l’Anglais Michael Clark, enfant terrible du ballet, de Mathilde Monnier en bonne compagnie, celle de Philippe Katerine ou de Karole Armitage, punk ballerina américaine. Emanuel Gat met la musique au centre de sa création, de Pierre Boulez à Awir Leon, de Rebecca Saunders à Bach. LOVETRAIN2020 est à la fois un grand écart et un prolongement subtil. Thomas Bradley illumine le finale, sa rousseur flamboyante saturée du bleu électrique de son costume dégenré. Il est le meneur de cette humanité un rien plus optimiste que celle du Transperceneige du duo de bédéistes Jacques Lob/ Jean-Marc Rochette. La crise sanitaire a évidemment bouleversé les plans de la compagnie. La tournée, amputée, devrait reprendre à l’automne. Une autre énergie sera dès lors à l’oeuvre après ces reports. Mais l’essentiel est là, une pièce de groupe aux horizons élargis. Gat s’est déjà remis au travail du côté de Metz. Il garde le cap musical, mais dans sa version opératique s’attaquant à Tosca. Puccini, son compositeur, était après tout une vedette pop avant l’heure.
Philippe Noisette, 05/05/2021