EMANUEL GAT, CHORÉGRAPHE HUMANISTE
Comme dans un laboratoire, le chorégraphe Emanuel Gat s’efforce, dans chacune de ses pièces, de réinventer les interactions entre ses danseurs et la composition d’ensemble de ses tableaux. II en résulte une écriture tout en intensité valorisant chacun de ses interprètes, comme dans Lovetrain2020, qui tourne en 2024 dans toute l’Europe.
Par Delphine Roche
“La danse joue un rôle capital dans les relations humaines, elle est une école du comportement social, de l’harmonie de groupe. La danse est l’école de la générosité et de l’amour, du sens de la communauté et de l’unité humaine.” Avec ces paroles, le théoricien de la danse Rudolf Laban - qui a notamment inventé un système de notation des mouvements portant son nom - soulignait le rôle social, voire politique, d'un art souvent plutôt loué pour sa capacité - déjà fort appréciable - à connecter le corps et l’esprit, volontiers dissociés dans la culture occidentale... Tous les chorégraphes se confrontent nécessairement à l’impératif de diriger une compagnie, une troupe ou un groupe, mais Emanuel Gat a fait de cette part sociale de la danse le cœur de son art et de sa pratique. Dans Lovetrain2020, sa pièce élaborée juste avant le début de la pandémie du Covid-19, l’énergie collective bouillonnante et joyeuse qui se dégage naît d’une myriade d’actions individuelles et d’interactions entre les danseurs, comme si des accords ou des tensions se développaient pour ensuite trouver une résolution. Ces mouvements qui viennent animer le groupe sans menacer sa cohésion pourraient presque faire office de manifeste pour le vivre-ensemble. “Le cœur de ma démarche est de comprendre le fonctionnement de l'individu à l’intérieur d’un groupe, explique Emanuel Gat. II s'agit de trouver un système qui permette aux danseurs de rester eux-mêmes et de prendre leur part de responsabilité dans la chorégraphie qui dessine un ensemble. Je donne des règles du jeu, des contraintes qu’il s’agit d’interpréter, et j’observe... II apparaît un moment où le potentiel de chacun émerge et où le groupe fonctionne d’une manière fluide. L’image devient alors plus claire et plus cohérente."
Cette clarté d’ensemble est plus que manifeste dans le travail d’Emanuel Gat. Peu de chorégraphes peuvent en effet se vanter de composer des tableaux d’une telle force visuelle et plastique, au point que le chorégraphe se voit fréquemment comparé à un peintre ou à un directeur artistique. Le secret réside dans une attention rare portée à la lumière qu’il construit lui-même, comme un élément parallèle à la chorégraphie, voire préexistant. Plutôt que les traditionnels jeux de projecteurs venant sublimer l’action qui se déroule sur le plateau du théâtre, il prend pour référence le soleil indifférent aux hommes, qui éclaire le monde selon sa propre temporalité. La pièce chorégraphique vient ainsi interagir avec cette lumière qui la précède. Et là encore, les interprètes sont invités à prendre des décisions, “qui sont finalement des décisions dramaturgiques. Vont-ils entrer dans la lumière ou rester dans le noir?"
Depuis la création de sa compagnie en 2004 au Suzanne Dellal Centre de Tel-Aviv, le chorégraphe israélien développe son vocabulaire tout en intensité. La présence scénique saisissante qui le caractérise en tant que danseur semble contaminer les membres de sa troupe, appelés à exprimer leur individualité. Entièrement tourné vers le désir de mettre en valeur ses interprètes dans toute leur singularité, Emanuel Gat leur fait traverser les plus grands défis, n’hésitant pas à se confronter à des monstres sacrés du répertoire chorégraphique ou musical. II se fait ainsi remarquer dès ses débuts avec sa propre version du Sacre du printemps, le chef d’œuvre de Stravinsky dont l’immense Pina Bausch avait livré une interprétation restée gravée dans l’histoire de la danse contemporaine. Récompensé d’un Bessy Award en 2006, son Sacre place d’emblée sa carrière sur orbite. Viendront ensuite des collaborations avec le festival Montpellier Danse, le Chaillot-Théâtre national de la danse, avec des Opéras et des musées du monde entier.
Désormais installé en France, Emanuel Gat n’a rien perdu de la passion de ses débuts, et c’est à un autre monument, l’opéra Tosca de Puccini, interprété par Maria Callas en 1965, qu’il se confronte en 2020. Affranchi de toute référence littérale à cette œuvre intimidante, l’artiste en extrait toutes les potentialités émotionnelles qui lui permettent de composer sa propre partition. À cet effet, il revisite encore radicalement son écriture, refusant tout automatisme, et reste attentif à ce qui peut surgir lors de ses phases de recherche avec ses interprètes. “Auparavant, j’avais une perception linéaire de la chorégraphie, comme d'un chemin avançant vers un point dans le futur, explique t-il. Le travail sur cette pièce m'a bouleversé, car j'ai eu le sentiment de vivre plusieurs strates temporelles à la fois, comme un voyage en quatre dimensions. Au lieu que le mouvement avance dans un seul et même sens, il pouvait au contraire bouger dans toutes les directions à tout moment, comme une masse en expansion permanente. Le temps, les idées, les perceptions deviennent alors fluides et flexibles. Et curieusement, une cohérence émerge malgré tout." Dépassant le caractère extrêmement dramatique de l’opéra Tosca chanté par Maria Callas, Act ll&lll or The Unexpected Return of Heaven and Earth imagine un point de rencontre entre la musique et la danse au-delà du mimétisme théâtral narratif et en deçà du conceptuel, comme si la première venait dessiner dans l’espace une forme en évolution constante.
C’est avec cette attention folle portée à ce qui se passe ici et maintenant, sous ses yeux, qu’Emanuel Gat peut dialoguer aussi bien avec la musique pop de Tears for Fears dans Lovetrain2020, qu’avec la musique savante de Pierre Boulez dans Story Water. Dans cette dernière, présentée en 2018 dans la cour d’honneur du palais des Papes, au Festival d’Avignon, il laissait exceptionnellement le monde extérieur dans sa réalité la plus brute pénétrer son œuvre. “Le quatrième chapitre de la pièce était intitulé ‘Gaza’, et il consistait uniquement en une projection de statistiques sur un mur : le taux de chômage, l’accès à l’eau potable, le nombre d’heures pendant lesquelles, chaque jour, les habitants de la bande de Gaza pouvaient disposer de l’électricité. J’avais pris cette décision parce qu’au moment où nous répétions, des Palestiniens marchaient pacifiquement, sans aucune arme, vers la frontière israélienne et se faisaient inévitablement tuer par des snipers. Chaque fois que je regardais mon téléphone, j’étais assailli par ces images insupportables. Je ne pouvais pas faire autrement qu’évoquer cette situation invivable à laquelle était soumise la population.”
En dehors de ce moment où l’actualité s’est imposée à lui, Emanuel Gat poursuit généralement une politique du less-is-more, ou en tout cas une remise en question drastique des éléments constitutifs de son art. Alors que Lovetrain2020 fait appel à des costumes spectaculaires et baroques signés de l’un de ses interprètes, Thomas Bradley, les vêtements se feront beaucoup plus discrets dans la prochaine création du chorégraphe, afin que l’attention portée à la présence de ses interprètes, auxquels chacune de ses pièces rend hommage, ne soit pas détournée. “Les costumes peuvent être magnifiques, mais ils ont un coût : ils font office d'écrans entre le public et les danseurs.” Or, pour l’humaniste Emanuel Gat, les interprètes méritent d’être perçus dans toute la puissance de leur présence.